L’identité chrétienne au risque du dialogue
Je suis né bien tard au dialogue interreligieux. J’étais dans la mi-quarantaine quand j’ai plongé dans le tourbillon pluraliste. C’était en 1977. Je suis entré dans le pluralisme religieux par la porte de ce qu’on appelle les nouvelles religions et spiritualités. Le lieu principal de ma pratique dialogale fut le Centre d’information sur les nouvelles religions que j’ai fondé en 1984 avec l’aide précieuse de quelques collègues.
Je suis entré dans le pluralisme sans préparation immédiate, bardé d’une cotte de mailles dogmatique tissée serrée, mais animé du désir de comprendre l’autre à la lumière du christianisme. Je me suis laissé guider au départ par les déclarations du Concile Vatican II sur la liberté religieuse et sur la valeur des religions non-chrétiennes. Mon action s’est inspirée des paroles de Jésus: «Soyez simples comme des colombes et prudents comme des serpents», et de
la Deuxième Règle de François d’Assise où il est écrit: «Quand les Frères vont par le monde, je leur recommande et les avertis d’éviter disputes et contestations, de ne point juger personne; mais qu’ils se montrent doux, pacifiques et modestes, pleins de mansuétude et d’humilité, parlant honnêtement à tous selon les convenances.»
Le passage au pluralisme religieux fut pour moi une pâques bien difficile qui a soulevé mille questions et inquiétudes. S’ouvrir au pluralisme religieux, se laisser intérieurement pétrir par la présence de l’autre, mettre sa conscience et sa foi sur un registre dialogal, quel apprentissage difficile et risqué! Que de peurs à surmonter, que d’intolérance à dépasser pour accéder à cette nécessaire sympathie spirituelle qui éveille en nous des zones endormies ou inconnues de notre expérience chrétienne. J’ai dû transformer mon regard, déconstruire mon identité chrétienne fermée et «refaire» ma théologie à l’école de l’altérité.
La pluralité religieuse dans le monde est aussi ancienne que l’humanité. Mais l’expérience que nous en faisons aujourd’hui est radicalement inédite. Dans notre modernité séculière, le pluralisme philosophique,
spirituel et religieux est une donnée intra-culturelle qui se déploie dans un même aire géopolitique. Le pluralisme est un fait socio-culturel incontournable. Tous les groupes religieux, anciens et nouveaux, se côtoient dans un même espace public. À aucun n’est reconnu le pouvoir de gérer les autres. Tous ont également droit de cité dans l’espace public. Dans la relation à l’autre s’accomplit un renouveau dynamique du christianisme et de l’expérience chrétienne.
Au niveau ecclésial, le dialogue avec les autres religions, accueillies dans leur différence, ne peut que nous conduire à un nouveau paradigme théologique et à un nouveau modèle d’Église. Passer d’une Église occidentale universalisée à une véritable Église mondiale inculturée. Karl Rahner ne craint pas d’affirmer que si l’Église prend résolument le chemin du dialogue, on aura du mal à reconnaître son visage dans un avenir pas si lointain.
Au niveau subjectif, le dialogue m’apparaît comme un puissant agent de transformation identitaire. Je parle surtout du dialogue intérieur, qualifié de «dialogue d’expérience» ou de dialogue intra-religieux, qui se vit au-dedans de soi, au plus profond de soi. Ce dialogue réside dans l’intériorisation de sa relation à l’autre; il se développe dans le silence du cœur; il culmine dans une situation où l’autre est présent à soi et en soi, à tout moment, devenant ainsi partie intégrante de mon existence, sans que sa présence physique ne soit requise.
Ma reconnaissance de l’autre dans son altérité radicale et mon entrée en dialogue avec lui en tant qu’être totalement autre et différent, a déclenché chez moi un processus de transformation identitaire radical. Je suis passé d’une identité chrétienne dogmatique, statique, exclusiviste, prétentieuse et finalement intolérante sinon meurtrière, à une identité ouverte, dynamique qui se définit moins par l’adhésion à un credo ou à un catéchisme que par l’attachement à la grande tradition spirituelle du christianisme, moins par la soumission à une autorité et l’appartenance au in-group catholique que par la fidélité à mon être chrétien, moins par une pratique sacramentelle que par une praxis historique spécifique.
Cette transformation identitaire opérée par le dialogue est éprouvée d’abord comme une perte douloureuse, comme une mise à nu. C’est un processus de rupture instauratrice: c’est dire que l’avènement du neuf passe par la déconstruction de l’ancien. En allant vers l’autre, je reviens vers moi-même interpellé et changé; j’en reviens chrétien autrement; l’autre devient le lieu de mon auto-compréhension. Je vais à lui pour le connaître certes, mais surtout
pour me comprendre. J’ai subi une mue profonde. Finalement, je ne me reconnais plus dans mon être chrétien d’autrefois. Je suis devenu un chrétien-endialogue.
Dans ma conscience pluraliste, je ne puis plus me dire chrétien sans intégrer la relation dialogale aux autres religions du monde. Cette relation est dorénavant constitutive de ma nouvelle identité chrétienne. Je suis devenu chrétien sur le mode interreligieux. Je ne me définis plus par opposition à l’autre mais par la mise en relation avec lui. L’autre a
un rôle à jouer dans la constitution de mon identité chrétienne. Ma relation au bouddhisme, à l’hindouisme me fait devenir chrétien autrement.
Le dialogue interreligieux nous rappelle deux choses en particulier: 1) que le mystère échappe à toute formule; étant au-delà de tout, Dieu est innommable mais peut recevoir tous les noms; 2) que la vérité religieuse est plurielle et relationnelle.
Quant au premier point, qu’il me suffise de dire que la réalité dont vivent les religions est au-delà de tout discours. Toute parole est défaillante. Redécouverte de l’apophatisme, de la théologie négative et de l’analogie. Denys l’Aréopagite disait: «Nous savons de Dieu qu’il est et ce qu’il n’est pas.» Toute affirmation sur Dieu n’est vraie que si elle est suivie immédiatement d’une négation. C’est ce que la théologie oublie trop souvent. En prétendant dire
la vérité, on l’emprisonne dans une formule. Cela conduit à une identité fermée, statique et mortifère.
Quant à la question de la vérité plurielle et relationnelle, je dirai ceci. Les sciences historiques nous ont appris que toute vérité est historique et que tout ce qui est historique est marqué au coin du relatif. L’absolu qui se manifeste dans l’histoire revêt toujours la forme de la relativité. La conscience pluraliste est incapable de parler de vérité éternelle absolue. Toute vérité s’inscrit dans l’histoire d’une manière relative. Tout absolu est donc relatif dans sa manifestation.
Le dialogue interreligieux m’a fait découvrir que toute vérité religieuse est aussi relationnelle. L’Absolu se caractérise non pas à son pouvoir d’exclusion ou d’inclusion, mais à sa capacité d’entrer en relation avec tous les êtres. Ma vérité n’est vraie que dans la rencontre de la vérité de l’autre. En tant que personne je n’existe qu’avec et par l’autre. C’est dans la rencontre du «tu» que «je» prends possession de moi-même: je suis parce que tu es. Cela vaut aussi pour mon identité chrétienne. Je n’existe vraiment comme chrétien que dans la rencontre de l’autre dans son altérité. Exister dans la rencontre, c’est exister dans l’ouverture à l’autre et pour l’autre.
Thomas Merton écrit: «C’est dans ma cellule monastique que j’ai rencontré l’Orient.» Chacun a la possibilité d’établir la relation de réciprocité en son for interne: il n’a pas à sortir de sa maison pour rencontrer l’autre, il n’a qu’à ouvrir les portes et les fenêtres de son cœur et de sa demeure chrétienne.