Carême 2023 – Mardi de la 1re semaine de Carême – 28 février 2023
Réflexions quotidiennes du Carême 2023 :
Mardi de la 1re semaine de Carême (28 février 2023)
Il est courant dans le langage des mystiques - qui ressemble davantage au langage de la chambre à coucher qu'à celui de la salle de conférence - de parler de détachement. Le détachement de toute chose nous conduit à la libre jouissance de tout et même plus, mais seulement après nous avoir montré que nous ne sommes rien. L'annihilation, ce que les soufis appellent fana, la disparition ou l'annihilation totale du moi, est le petit prix à payer pour réaliser que nous ne sommes rien. Nous verrons mieux la totalité de cette perspective inquiétante le vendredi saint. Alors laissons le Carême nous préparer.
Pour faire l’expérience de cette sagesse mystique, il faut une sorte de contenant, généralement fourni par une tradition spirituelle sous-tendue par une croyance religieuse. Aujourd'hui, à notre époque laïcisée, méfiante et individualiste, ces deux éléments sont rares et problématiques. La plupart d'entre nous souhaitent trouver l'union, l'illumination, le nirvana et Dieu, et nous faisons souvent le premier pas. Ce sont les pas suivants qui forment un chemin spirituel plus profond que nos propres désirs et bien plus grand que notre ego. Cependant, dès que nous devinons le fana ou la croix, nous sommes tentés d'encaisser nos pertes et de revenir en courant à la case départ.
Avec la chèvre qui broute la route, voyons comment nous pouvons relever ce défi. Les mystiques disent que nous devons nous détacher des images et des objectifs de vie qui s'arrêtent à l'épanouissement physique ou affectif : un bon partenaire, un bon revenu, une bonne santé et des voyages en avion à bas prix. Ils disent que ces images doivent être remplacées par les images de Dieu que nous trouvons dans l'"imaginaire" des Écritures et les autres enseignements spirituels. Ces images de Dieu nous attendent, par exemple dans les paroles et les récits de Jésus qui traduisent le mystère de Dieu et dépassent largement notre compréhension, mais aussi dans le mystère de l'existence humaine qui nous est familière. Deuxièmement, après ces images sacrées, l'Eglise ou le Sangha proposent des "pratiques" religieuses : rituels, dévotions, grands et petits "sacramentaux". Avec les images et ces pratiques, le désir demeure ; le désir spirituel est une forme différente et supérieure de désir. Il change notre style de vie et nos valeurs. Nous pourrions choisir une semaine de retraite plutôt qu'une semaine dans les centres commerciaux, un pèlerinage plutôt qu'un voyage organisé, un don de charité plutôt qu'un investissement défiscalisé.
Entre les mains des moralistes chrétiens, le détachement peut être détourné pour devenir une haine du corps, le rejet du sexe et des autres plaisirs naturels, et la recherche de Dieu peut devenir celle d’un chasseur de safari à la recherche d’un bel animal comme trophée. Cette interprétation erronée du détachement a gravement détérioré et endommagé l’image du christianisme. Entre les mains des mystiques, l'imagination spiritualisée nous détache de l’imagination de bas étage. Elle nous prépare à ce que le grand mystique médiéval Jan van Ruusbroec appelle "l'absence totale d'images" de Dieu. Jésus l’appelle le "Père" ou le "Règne de Dieu".
Dans les Béatitudes, le détachement est appelé "pauvreté d'esprit". C'est la voie qui mène, à travers le désert, à l'oasis du vrai bonheur qui nous attend dans le Règne de Dieu. Ce n'est pas bon marché, mais c'est une bonne affaire. La grande question est de savoir comment le trouver dans nos vies tumultueuses. En langage économique, c’est peut-être un équilibre entre l’austérité et l’investissement dans la croissance.
Laurence Freeman, OSB