Carême 2023 – Lundi de la 3e semaine de Carême – 13 mars 2023
Réflexions quotidiennes du Carême 2023 :
Lundi de la 3e semaine de Carême (13 mars 2023)
Je prenais un vol très tôt, à six heures du matin. Après le contrôle de sécurité, j'ai dû emprunter un trajet astucieusement sinueux à travers le désert éblouissant des parfums, alcools, chocolats, cigarettes, cosmétiques et bien d’autres choses qui font que la vie moderne vaut la peine d'être vécue et que notre mode de vie se perpétue. Des foules de voyageurs vont s’y rassembler dans une frénésie matinale d’explorations et d'achats, mieux décrite comme une sourde compulsion addictive. Plus loin, j'avais trouvé une oasis pour prendre mon petit-déjeuner, du thé et des toasts, peut-être avec un œuf, mais je n'avais pas encore décidé. Des serveurs souriants qui devaient s'être levés à trois heures du matin comme moi m'ont conduit à une table, d'où il fallait aller au bar pour commander. La plupart des clients commandaient des plateaux de boissons comme s'il s'agissait d'une soirée au bistrot. Un homme assoiffé, à l'air sérieux, a bu deux whiskys pendant qu'il attendait. J'avais oublié de noter le numéro de ma table, je suis donc revenu en arrière et j'ai mémorisé "34". À partir de là, c'était simple. Après mon petit-déjeuner, me souvenant que j'étais là pour prendre l'avion et non pour consommer, je suis sorti pour regarder le tableau des départs. J'ai vérifié le numéro de la porte d'embarquement. Bizarrement, c’était aussi "34". Suis-je bien réveillé ou est-ce que je dors encore ?
Comme le disait l’un de mes amis irlandais avec un hochement de tête significatif à propos de choses aussi étranges, "c’est un signe"… Il disait rarement un signe de quoi. Il y a beaucoup de choses que l'on ne peut pas expliquer et que l'on doit reléguer au silence, des petites coïncidences qui vous arrêtent un instant ou des grandes pertes qui prennent toute une vie à gérer. Nous devons les laisser de côté ou les oublier pour passer à autre chose, comme ne pas arriver à l'aéroport avant l'aube et rater le vol parce que vous avez passé trop de temps à faire du shopping... J'ai donc laissé le "34" en suspens, après avoir pensé que s'il s'était agi du "35", cela aurait peut-être eu plus de sens (des suggestions s'il vous plaît).
Plus tard, je parlais à un ami qui décrivait quelque chose de difficile à verbaliser. Je comprenais ce qu'il voulait dire mais, comme lui, je n'arrivais pas à trouver le mot juste. Il s'agissait de retrouver, dans une relation qui avait été interrompue, une chose qui semblait manquer et qu’on craignait avoir perdu. Lorsque c’est revenu discrètement à l’esprit, c'est comme si cette part manquante venait tester la relation, pour montrer ce que la relation elle-même pouvait signifier. Mon ami essayait d'exprimer ce type particulier de sentiment subtilement innommable. Cela peut survenir lorsque vous découvrez quelque chose que vous pensiez avoir perdu et à auquel vous aviez renoncé. Peut-être savez-vous ce que je veux dire...
Trouver le mot pour décrire quelque chose de ce genre peut être ressenti comme un besoin urgent. On hésite à choisir les mots les plus évidents parce qu'ils semblent tous insatisfaisants, en deçà de la réalité. Un poème pourrait être nécessaire pour exprimer l'inexprimable par la combinaison magique du son et du sens. Néanmoins, entre personnes, la tentative commune et l'échec de trouver le mot juste peuvent aussi être expressifs. Le silence de la recherche infructueuse crée un lien et une compréhension claire et partagée. Les limites des mots peuvent alors être paisiblement reléguées au silence. Le désert de ce silence fleurit dans la joie. C'est très différent du terrain vague du duty free et de ses fausses prétentions à nous redonner le bonheur que nous avons perdu.
Laurence Freeman, o.s.b.