La société sécularisée peut contribuer au ré-veil de la prière
Très chers amis,
Récemment, alors que je m’étais assis pour lire un livre et que j’avais ôté mes lunettes ordinaires pour mettre mes lunettes spéciales de lecture, je m’aperçus avec surprise que mes yeux n’arrivaient pas à se fixer sur la page comme à l’ordinaire et j’en conclus que j’avais été une nouvelle fois rattrapé par l’âge. Je fis quelques tentatives d’éloignement et de rapprochement du livre, mais ma vision restait trouble. J’augmentai l’éclairage et comme rien ne changeait, je décidai de nettoyer les verres. J’essuyai le premier, mais voulant passer au second, je découvris qu’il manquait. Il me fallut plusieurs heures avant de remettre la main sur ce verre qui s’était déboîté de la monture. Par nature, les verres sont transparents et faits pour regarder à travers et non pour être vus.
Le livre que je finis tout de même par lire dans de bonnes conditions était celui de Charles Taylor, A Secular Age, une étude magistrale du processus de sécularisation du monde moderne abordé sous un angle pluridisciplinaire. Selon l’auteur, qui inaugura le Séminaire John Main de l’année dernière (et dont la conférence sera publiée dans le courant de l’année, avec celles des autres intervenants), plusieurs éléments contribueraient à ce processus. Il n’est pas seulement dû à une diminution de la pratique religieuse ou à la séparation entre la religion et la vie publique. À bien des égards, dit-il, l’esprit séculier résulte d’éléments propres à la religion elle-même tels que la valorisation de l’ordinaire dans la vie chrétienne, le fait que la personne humaine soit destinée à s’épanouir dès ici-bas. Il peut en résulter le sentiment que Dieu n’est qu’un supplément facultatif dans le système de croyances ; et même, un élément qui ne vaut pas les ennuis qu’il crée si l’on songe à toutes les divisions, au sein du monde religieux, dont l’origine est imputable à l’idée de Dieu.
« Je suis venu pour qu’on ait la vie, et qu’on l’ait en surabondance. » John Main aimait citer cette phrase de Jésus lorsqu’il enseignait la pratique, la pratique quotidienne, de la méditation. Mais Charles Taylor analyse aussi le “désenchantement” du monde moderne, la perte du sens du sacré et de la transcendance ainsi que l’incapacité des Églises à rester centrées sur ces valeurs religieuses essentielles à mesure qu’elles s’engluaient dans la politique et la hiérarchie institutionnelle.
Tandis que je lisais ces réflexions avec mes deux verres solidement fixés, cette fois, à leur monture, je songeai au rôle que jouait peut-être dans les difficultés de l’homme moderne le fait que l’un des verres de la vision religieuse du monde, un élément essentiel de toute perception et de tout bien-être de l’humanité, ait disparu depuis longtemps sans qu’on s’en soit aperçu. Car on peut oublier ce que voir clair veut dire. Il n’y a rien d’étonnant à ce que la religion ait perdu sa netteté de vision en perdant sa dimension contemplative. La restauration de cette dimension de profondeur du christianisme est donc importante non seulement pour la religion, mais aussi pour le monde qu’elle est censée servir et enseigner.
Cet amoindrissement de la place du sacré a eu entre autres conséquences celle de restreindre le sens du temps. Désormais, il se mesure en termes monétaires ; les minutes et les heures de chaque journée paraissent limitées à une fonction purement utilitaire et économique de la vie. Nos ancêtres également allaient travailler et gagnaient de l’argent, mais leur expérience du temps était constamment pénétrée, entremêlée de sacré. Fêtes, jours saints et cycles liturgiques rythmaient l’année et introduisaient une diversité et une profondeur que les vacances réglementaires et les divertissements formatés de l’âge industriel sont impuissants à remplacer. De nos jours, l’économie fournit la mesure à jamais quantifiable des valeurs humaines et de la qualité de la vie ainsi que l’élixir de vie des politiciens et la matière des gros titres des journaux.
Bien sûr, pour les gens religieux, le temps et les saisons sacrés n’ont pas totalement disparu. Nous venons, après les longs temps du Carême et de Pâques, de retrouver le “temps ordinaire”. Pour ceux qui vont à l’église ou lisent leur bréviaire, c’est un changement important de tonalité et de thème, mais cela reste une affaire privée ou partagée avec quelques compagnons de foi. Pour moi, c’est toujours un soulagement d’en finir avec les lectures tirées de l’Apocalypse qui viennent après Pâques. Une des choses que je suis le plus impatient de savoir quand je serai au ciel, c’est pourquoi l’Apocalypse a été insérée dans le canon et non l’Évangile de Thomas, par exemple. Mais même ce que vous n’aimez pas ou ne comprenez pas contribue à structurer la vie et a un sens à vos yeux.
La lectio divina, ou lecture spirituelle de l’Écriture, pratiquée quotidiennement, aide à compenser l’excès de sécularisation du temps. Consacrer chaque jour un moment même bref à une “lecture sacrée”, simplement parce que cela n’est pas du même ordre que lire le journal ou ses emails ou même de la littérature. Passer au Livre de Job comme le fait le bréviaire monastique au début du “temps ordinaire” éclaire des niveaux de sens qui restent cachés dans les déboires et les déceptions de la vie quotidienne. En réfléchissant aux choses bonnes et moins bonnes qui nous arrivent à court et à moyen terme, des questions ultimes, même si ce n’est que brièvement, sont ramenées sur le devant de la scène de la conscience. En pensant au début de l’histoire de Job, on peut se dire qu’on a au moins la chance, quels que soient les malheurs qui nous arrivent, de ne pas avoir tout perdu le même jour, famille, maison, fortune, comme cela est arrivé à Job quand sa foi a été mise à l’épreuve. Mais ensuite, en réfléchissant sur son sort, on ne peut s’empêcher de penser aux millions de Chinois et de Birmans qui ont subi et subissent encore les tourments infligés à Job et dont les angoisses et les efforts pour survivre ne leur laissent pas le loisir de s’adonner à la lectio divina. Cependant, eux aussi doivent, par moments, réfléchir au sens de la vie et à la souffrance de la perte en attendant l’arrivée des secours ou serrés sous des tentes protégeant leurs enfants survivants. Voir que le temps n’est pas qu’une quantité monnayable libère de l’espace pour la compassion et l’empathie.
Traiter plutôt que châtier
Les événements façonnent notre vie, même les événements distants dont la mémoire est devenue floue. Mais les habitudes de pensée que nous nous sommes créées et qu’il s’avère difficile de modifier créent également des postures intérieures qui engendrent des douleurs secondaires ou irradiées. En prenant de l’âge, la plupart des gens développent inconsciemment des postures assises, debout ou de marche qui tentent de compenser les défauts et faiblesses du corps : les déficiences personnelles avec lesquelles vous apprenez à vivre (une jambe plus courte ou une faiblesse du dos), les séquelles d’accidents, les suites des prouesses athlétiques de la jeunesse, ou un début de rhumatisme. Les manières d’ajuster les appuis et les points de pression pour se sentir plus à l’aise peuvent elles-mêmes être des choses “mauvaises” qui vont aggraver la situation. Nous parlons d’un “mal” de dos sans y mettre une connotation d’immoralité ou de péché, pas plus que parler d’un mauvais menuisier impliquerait nécessairement que cette personne est méchante. Or, en parlant des effets de l’addiction, de la paresse spirituelle, de la fuite de la réalité et de la vérité, de l’oubli conscient des indigents, nous nous servons des mêmes termes avec le sens manifeste d’une accusation contre soi-même ou contre les autres.
Telles sont les “mauvaises” choses de la vie ordinaire qui occasionnent de la souffrance et de la gêne. À bien des égards, un mal de dos et un mauvais tempérament ont beaucoup de choses en commun. La meilleure manière de les traiter n’est pas le châtiment. Lorsqu’on les a convenablement repérés et diagnostiqués, l’un et l’autre requièrent des soins et une attention aimante. Ce ne sont pas des attitudes que nous avons entretenues volontairement; elles résultent plutôt de mauvaises postures intérieures ou extérieures qui se sont développées inconsciemment au fil du temps et qui ont besoin d’être corrigées. À l’instar de ces états d’esprit négatifs que les maîtres du désert désignaient sous le nom de “principaux vices” et qui, plus tard, sont devenus les “sept péchés capitaux”, elles peuvent être nommées et expliquées. Il n’en reste pas moins qu’elles nécessitent un traitement. Elles ne sont pas moins courantes dans un monde sécularisé que dans une société religieuse bien qu’on puisse les nommer et les comprendre de façon différente et aborder leur traitement avec des outils différents. L’orgueil (le culte de la célébrité), la luxure (l’industrie du sexe), la gourmandise (les mauvaises habitudes alimentaires), avidité (les mauvaises habitudes du monde financier à l’origine des malheurs économiques présents), la colère (le penchant pour la violence), la tristesse (la dépression et le stress qui caractérisent notre culture) sont de “mauvaises” choses présentes dans notre vie à tous. Elles sont mauvaises non seulement pour nous, mais aussi pour les gens avec qui nous devons vivre.
Elles ont donc besoin d’un traitement plutôt que d’un châtiment. Pour cette raison, les premiers maîtres chrétiens parlaient de thérapie et de guérison plutôt que de jugement et de châtiment pour décrire la façon dont le Christ, “médecin céleste et remède universel pour l’humanité”, nous rend meilleurs comme le dit Clément d’Alexandrie. Nous sommes toujours à la recherche de soins rapides même s’ils ne servent qu’à masquer les symptômes (et à faire disparaître la douleur) plutôt qu’à traiter le mal à la racine. La thérapie spirituelle de la prière a des effets immédiats, mais il faut quand même du temps pour retrouver la pleine santé. En fait, si nous suivons le traitement jusqu’au bout, nous serons en meilleure santé qu’auparavant. Le fruit de sainteté pousse sur nous.
Une prière individuelle mais pas individualiste
C’est ainsi que la société sécularisée d’aujourd’hui peut contribuer à ré-éveiller au vrai sens d’une partie de la conception traditionnelle de la prière ; et d’abord au fait qu’elle a besoin d’être intégrée au cours ordinaire de la vie et non reléguée dans les marges de la journée de travail. Pour les hommes et les femmes sécularisés d’aujourd’hui, les deux périodes de méditation quotidiennes deviennent un rituel spirituel qui structure et approfondit le “temps de vie”. L’exercice en lui-même et le temps qu’on y consacre ne sont pas considérables, mais, comme avec un exercice que vous recommanderait un kinésithérapeute pour corriger les effets d’une mauvaise posture inconsciente, on sent rapidement une différence notable.
Bien qu’il sache, comme il le dit lui-même, que ce n’est pas de cette façon qu’on va résoudre la crise écologique, le Dalaï-lama n’en pratique pas moins certaines économies d’énergie comme éteindre les lumières et prendre des douches plutôt que des bains. De petites choses pratiquées par beaucoup finissent par faire une grande différence. De même, la méditation quotidienne pratiquée par beaucoup, de nos jours, fait évoluer le monde dans son entier dans un sens favorable, car nombre de ces mauvaises habitudes qui nous font souffrir ont désormais progressé et se sont développées sur le plan collectif et non plus seulement individuel.
La prière est personnelle et non individualiste. Autrement dit, il s’agit d’autre chose que de graviter autour de nos soucis égocentriques. Il s’agit de sortir de cette orbite et de faire du centre vrai et universel de la réalité le noyau conscient de notre univers personnel. De sorte que la prière acquiert un sens de plus en plus universaliste à mesure que nos préoccupations et problèmes se trouvent reconfigurés dans un réseau de relations maintenu par la compassion et la sagesse, les forces mêmes de l’âme qui nous élèvent du sous-sol de l’ego au toit de l’âme d’où nous voyons les étoiles.
L’ “ordinaire” cesse alors d’être synonyme d’ennui, de fadeur, de ce sentiment de déjà-vu-déjà-fait qui gangrène le temps sécularisé. La méditation est l’une des puissantes pratiques personnelles de la vie saine. Elle nous restitue cette qualité de l’enfance si merveilleuse et admirable à nos yeux qu’est l’aptitude à découvrir et à être surpris. Nous devenons capables d’aimer et de savourer l’ordinaire avec délectation au lieu de tout faire pour le fuir en quête de stimulation et de nouveauté plus grande.
Rien n’est plus répétitif que la “nouveauté” du consumérisme moderne, rien n’est plus merveilleusement régénérant que de se reconnecter avec la beauté et le sens de notre environnement ordinaire. Aimer les manifestations simples et immédiates de ce qui nous est présent éveille à la profondeur et au sens, à une dimension sacramentelle de la vie où tout a un sens et tout est relié. Cette dimension nous fournit alors les ressources nécessaires pour faire face aux épreuves et aux malheurs de la vie comme aucun moyen extérieur ne peut le faire. De même, elle nous rend vigilants à la présence du vrai bonheur et à sa nature sous-jacente, ce qui nous évite de faire ce que nous faisons si souvent: repenser après coup à ce qu’on a vécu et sentir que nous avons manqué le don du moment à l’instant de sa venue.
Beaucoup de petits déplacements de posture et de perception finissent par produire un changement important. Il y a à la fois quelque chose de naturel et d’ordinaire dans ce processus et de caché. Telle la graine qui germe dans la terre – « on ne sait comment, » dit Jésus – les temps ordinaires et quotidiens de méditation produisent des changements radicaux dans notre façon de vivre et de voir. Le verre manquant de notre perception est retrouvé, réinséré et – lentement mais sûrement – les milliards de synapses qui constituent notre être-au-monde et aux autres, plus nombreuses que les étoiles, paraît-il, forment de nouvelles configurations. Ainsi se découvre le royaume de Dieu.
Se donner totale et gratuitement
Naturellement, comme pour tout voyage, tout processus de croissance, il y a des étapes, et bien des façons de décrire les transformations qui s’opèrent. St Jean de la Croix décrit avec honnêteté le passage de la nuit des sens où nous nous détachons des satisfactions sensorielles de la prière dévotionnelle (le doux plaisir de l’autosatisfaction et du sentiment de réussite), à, du moins pour certains, la nuit encore plus obscure de l’esprit où nous sommes éblouis par la lumière et où un inexplicable sentiment d’absence et d’aliénation de soi nous envahit parfois jusqu’à l’insupportable. Avec plus de douceur, les Pères et Mères du désert parlaient du cycle de croissance qui nous fait passer de l’enthousiasme à l’acédie (le refroidissement de la ferveur initiale, le découragement et l’impression de régresser), à l’apatheia (la santé de l’âme et l’intégration), pour finir dans l’expansion de l’agapè (l’amour sans limites qui est Dieu).
Maître Eckhart distingue six niveaux dans l’entraînement et l’éducation de l’esprit. Au premier niveau, nous vivons selon une idée reçue de la bonté, aussi restons-nous dans la dépendance et l’imitation. Puis, nous commençons à chercher instruction et sagesse dans l’expérience directe. L’âme enfant « quitte en rampant le giron de sa mère et sourit à son père céleste ». Elle se sépare ensuite de la mère, choisit de s’ancrer en Dieu et se détourne naturellement de ce qui n’est pas à sa ressemblance. Elle continue de grandir, souffre joyeusement sans se plaindre et apprend à affronter la tentation, à ne pas se laisser tromper par l’illusion. En acquérant les « vraies richesses de la sagesse », elle trouve la paix avec elle-même et avec le monde. Finalement, elle se transforme en la nature divine et « entre dans la vie éternelle ».
Jésus n’est pas si systématique, mais les Béatitudes, les fondations du vrai bonheur, détaillent des aspects de la croissance spirituelle qui accompagnent l’éveil graduel et ordinaire de l’intelligence et du cœur à sa source et à son but. La pauvreté en esprit et la pureté du cœur, notamment, deviennent des manières d’être et de voir ordinaires, mais continuellement transformatrices. Maître Eckhart décrit la pauvreté en termes radicaux. Nous ne sommes pas pauvres, dit-il, tant que nous désirons faire la volonté de Dieu parce qu’il y a toujours un ego qui désire quelque chose, même si cette chose est bonne. Ce n’est que lorsque la pauvreté ou l’espace intérieur est si parfait qu’il n’y a plus que Dieu seul (« je vis, mais ce n’est plus moi, c’est le Christ qui vit en moi ») que Dieu peut se manifester pleinement dans la vacuité. Jour après jour, cette pauvreté s’approfondit en apprenant par la fidélité à la pratique à lâcher prise parce que nous devons lâcher prise et que le lâcher-prise est une bonne chose, et non à cause des bénéfices que nous espérons en retour.
Il y a quelques années, j’ai rencontré un homme qui me déclara vouloir faire un don matériel à une œuvre. Tandis qu’il m’en précisait les conditions, je vis qu’il commençait à se tordre sous la pression. Les conditions s’ajoutaient les unes aux autres jusqu’au moment où je mis fin à son supplice en suggérant qu’il reprenne l’affaire un peu plus tard. Un éclair de soulagement illumina son visage. Beaucoup d’entre nous peuvent donner, mais peu sont réellement capables de lâcher prise, de donner sans conditions ni attente d’une récompense.
Devenir plus petits
Comme John Main l’avait bien compris, cette pauvreté en esprit est elle-même un don de l’Esprit Saint, mais un don que nous devons apprendre à recevoir. La “pauvreté du mantra” nous affûte petit à petit, jour après jour, jusqu’à cet état de l’âme. Elle n’est pas, contrairement à ce que le mot “pauvreté” pourrait laisser entendre, un état négatif de privation, mais un état créatif de potentiel infini. Eckhart, à sa manière provocante et en usant du langage paradoxal de la mystique, déclare qu’en abandonnant tout, nous abandonnons même le dieu de notre imagination. En termes négatifs, nous ne désirons rien, ne savons rien, ne possédons rien. En termes positifs, nous sommes dans le Royaume.
Enseignant dans la même tradition, John Main insiste souvent sur le nécessaire dépassement de la conscience de soi qui est l’essence de la pauvreté en esprit et qui satisfait à la condition la plus radicale posée par Jésus pour être son disciple : « Quiconque veut me suivre doit se renier lui-même. » La pratique quotidienne de la méditation traduit cette invitation en un mode de vie concret à mesure que les fruits de la pratique se manifestent dans notre caractère et nos relations, et dans la transformation de nos schémas de perception.
On compare souvent cet état de pauvreté au désert, lieu de simplicité, de pureté et d’immédiateté où il est plus facile de se rencontrer soi-même et de rencontrer le vrai Dieu qui est la source de notre être. Mais la méditation nous apprend que le désert, comme le Royaume, n’est pas un lieu ni même une forme particulière de vie, mais une expérience, un état de conscience. Nous sommes le désert où nous pénétrons. Le Royaume vers lequel nous cheminons est à l’intérieur de nous. En augmentant notre potentiel, la pauvreté développe également cette pureté de cœur qui se reflète dans les qualités de la vie quotidienne. La pauvreté en esprit simplifie et transforme la multiplicité de ces désirs qui ont vite fait d’encombrer et de compliquer le temps ordinaire. En pratiquant régulièrement la méditation, nous constatons que nous n’avons pas besoin d’autant de stimulations, de distractions, de faire autant de lèche-vitrines ou de souscrire autant de crédits. Il y a d’autres manières de passer son temps qui ne sont pas aussi compliquées à préparer et ne consomment pas autant de ressources. Il n’est pas nécessaire de regarder autant la télévision ni d’allumer la radio chaque fois qu’on monte en voiture.
Récemment, on m’a raconté cette histoire à propos d’un petit garçon de huit ans qui médite régulièrement dans sa classe. Un matin, il est monté en voiture avec son père pour aller à l’école, et celui-ci, comme d’habitude a allumé la radio quand, à sa grande surprise, son fils lui demanda de bien vouloir l’éteindre, « parce que je veux méditer », précisa-t-il. Il semble que les effets de la méditation deviennent très rapidement visibles dans la vie des enfants. Les enseignants et les parents remarquent l’apparition de ses bénéfices chez l’enfant lui-même et souvent aussi dans le groupe auquel il appartient. Comme l’a remarqué plus d’un instituteur, « ils sont plus gentils les uns envers les autres ». Pour les débutants plus âgés, il faut sans doute un peu plus de temps pour noter l’apparition des fruits de l’esprit dans la vie quotidienne. Nous avons tendance à chercher de grands changements rapides, mais lorsque l’on s’aperçoit des petits changements réguliers qui affectent nos habitudes et nos valeurs courantes, nous prenons conscience de la nature profonde et durable du processus qui s’opère en nous. Dans une culture tellement centrée sur le contrôle et la planification, il est difficile d’appréhender le caractère naturel et ordinaire de la vraie croissance. Mais comme le disait John Main :
« Le sens de la vie consiste à voir Dieu dans une clarté absolue. La vision de Dieu n’est pas le résultat d’un effort moral ou de la poursuite ambitieuse de la sainteté. C’est un pur don de Dieu. Oubliez votre sainteté et soyez simplement ouvert à la présence de Dieu à l’intérieur de vous. » (Door to Silence)
Un pur don n’a aucune valeur d’échange. Selon une vision égoïste de la réalité, c’est une simple abstraction ou un rêve. Mais cette vision se transforme sous l’effet de la pratique quotidienne de la pauvreté radicale en esprit concentrée dans l’œuvre du mantra. L’expérience religieuse s’élève à un niveau non duel, ce qui signifie que l’on a moins tendance à regarder Dieu et que l’on est davantage capable de le voir. On voit parce que Dieu nous voit et nous entraîne dans la connaissance-de-soi divine qu’est la vie et le don de l’Esprit qui s’est déversé dans le temps ordinaire après la saison extraordinaire de Pâques. Ceci conduit à, et se traduit par, un changement permanent et profond de notre manière de vivre, de nos relations et de notre compréhension du sens de nos décisions quotidiennes. La conscience moderne a tendance à exagérer considérablement le rôle du “témoin” ou observateur intérieur de tout ce qui nous arrive. C’est un niveau de conscience qui a ses avantages, mais qui doit être transcendé. Et il est évident qu’on ne devient pas moins conscient de soi et plus conscient de Dieu en pensant davantage à soi. On se connaît en s’oubliant. On connaît Dieu en se connaissant connu.
Le secret de tout ceci est un mystère offert à tous et visible de tous. Il consiste simplement à se rassembler en un point unique d’attention calme et concentrée. Pour y arriver, il n’y a qu’une seule condition, c’est y mettre tout son cœur.
Accueillir la réalité
Une retraite de méditation est un bon moyen de se recentrer sur la pratique régulière. Elle peut durer un week-end ou une semaine (on espère qu’il sera bientôt possible de faire des retraites plus longues dans la communauté). La vie devient soudain beaucoup plus ordinaire dès que la nécessité de courir ou de régler des problèmes disparaît. Naturellement, les vieilles habitudes mentales résistent ; le silence et l’approche de l’immobilité mettent mal à l’aise. Récemment, au cours d’une retraite de méditation, quelques retraitants annoncèrent – par défi ou par naïveté, je me le demande – que le silence de l’après-midi avait été trop dur à supporter et qu’ils s’étaient éclipsés pour aller dans une salle de gym de la ville. D’autres retraitants avaient appris à tenir tête à cette agitation naturelle et avaient découvert qu’en lui faisant face elle peut se résorber pour laisser place à un grand calme, à la paix de l’infini potentiel et du pur don.
Développer le goût de la réalité à ce niveau exige un mélange, propre à chacun dans sa composition, de foi et de grâce. La foi est la persévérance dans une relation. Elle exprime et intensifie l’amour parce qu’une relation est une affaire d’attention. C'est pourquoi maintenir l’attention dans les bonnes comme dans les mauvaises périodes est le secret pour parvenir à l’union à laquelle le cœur aspire de toutes ses forces. La grâce, mystérieusement, précède, accompagne et répond à la foi. De sorte que, comme John Main le dit de manière encourageante, la seule chose que nous ayons à faire c’est de commencer.
La plupart des gens passent leur temps à imaginer comment leur vie pourrait être meilleure, plus heureuse, avec moins de peur, plus de satisfaction, moins d’insécurité, une maison plus grande, une maison plus petite, le mariage ou le célibat. Mais quand l’opportunité d’un changement réel pour une vie meilleure se présente, très souvent ils préfèrent attendre ou prendre le chemin d’une longue diversion. Avec la méditation, nous passons du changement imaginé au changement réel, du rêve de l’extraordinaire à l’entrée dans les profondeurs de ce qui est ici et maintenant, jour après jour. Comme je l’ai dit au début de cette lettre du temps ordinaire, le voyage spirituel est sous-tendu par une façon de vivre et d’interpréter le temps lui-même. Dans la morne plaine du temps profane, l’attente est une souffrance, une gêne et une frustration. Modifié par le temps sacré, nous voyons que la vraie souffrance ne réside pas dans l’attente, qui est un moyen de rendre réel, mais dans le renvoi à plus tard et l’évitement de la réalité. Il n’y a pas de raccourci ni de grâce au rabais, mais il y a un chemin direct et le bonheur, c’est de le suivre.
Avec toute mon affection, Laurence Freeman, OSB