Simplifier et purifier cette boutique de chiffonnier qu’est notre cœur
Très chers amis,
Il y a quelque chose de très beau et de particulièrement humain dans un groupe de personnes dont le premier souci, le matin, en quittant leur lit, est de refermer doucement la porte de leur chambre pour ne pas troubler le silence et de rejoindre le lieu où elles vont prier ensemble. Chacun gagne son siège ou son coussin habituel – nous sommes des êtres d’habitudes – et s’installe en attendant le gong. Que ce soit dans un monastère ou pendant une
retraite, là où une communauté provisoire se forme avec le temps, l’objectif commun et l’unanimité tacite sont profondément révélateurs. Ils montrent à quel point nous ressemblons aux animaux : regardez les oiseaux se rassembler pour la nuit et migrer l’hiver, ou bien les mammifères suivre leur chemin quotidien en quête de
nourriture pour leurs petits. Nous reconnaissons un peu de nous-mêmes dans ces comportements naturels. Mais converger, avant la chasse et la cueillette de la journée, uniquement pour prier, c’est aussi se reconnaître humain et élargir sa connaissance de soi.
La retraite annuelle à Monte Oliveto est devenue une tradition. Elle est chaque fois différente. L’alchimie des nationalités (douze cette année), les personnes venues seules ou le groupe d’amis arrivés ensemble, la personnalité du père hôtelier (tout le monde a aimé le joyeux et attentionné Dom Lorenzo), les nouvelles métaphores dont Giovanni agrémente son cours de yoga (« vos membres coulent comme de l’huile d’olive »), les fêtes liturgiques
(la procession de la Fête-Dieu autour de l’église à laquelle nous avons participé, certains avec embarras, d’autres
avec plus ou moins de nostalgie) : tout est cyclique, mais rien ne se répète à l’identique. Les lieux et les rythmes de vie sont comme de vieux amis. Nous les reconnaissons avec l’heureuse satisfaction et le soulagement qu’ils soient toujours là. Dans toute joie, il y a une part de reconnaissance. La vie n’est pas seulement nouvelle, elle est surtout renouvelable. Nous « nous rattrapons » les uns les autres, et ainsi nous nous souvenons de qui nous sommes, progressant un peu en conscience à chaque fois que nous reconnaissons un vieil ami.
À la première méditation de la journée, dite « facultative » pour qu’on ne se sente pas coupable de ne pas pouvoir la faire, presque tout le monde est présent, à l’heure, s’immobilisant peu à peu, attendant que le gong retentisse tels des coureurs avant le départ. Il faudra rappeler à certains tousseurs d’être plus attentifs ; mais en général l’instinct de se tenir ensemble silencieux et immobiles est très fort. Puis, lorsque le gong nous a lancés dans le travail du silence, nous réalisons combien le monde, qui a l’audace de venir nous rendre visite par les fenêtres grandes ouvertes de la longue salle de méditation, est bruyant : les hirondelles, les colombes, un coucou
lointain mais omniprésent, les cloches réveillant les moines pour leur office, le crépitement de la Fiat amenant la signora au verbe haut qui travaille dans le potager en contrebas, et que le père hôtelier a entraînée du mieux qu’il a pu, la semaine passée, à être (plus) silencieuse pendant la prière du matin. Une symphonie de bruits se joue à côté du travail du silence.
Pourtant, comme le sait tout méditant expérimenté, ce ne sont pas les bruits extérieurs qui nous distraient mais nos distractions intérieures qui deviennent le bruit qui recouvre le silence. Vous méditez et votre esprit s’éparpille. Vous vous accrochez au mantra comme au bastingage d’un bateau dans la tempête, évitant les sollicitations incessantes et l’emprise de vos problèmes, blessures ou rêveries. Puis une porte claque, une voix forte venant de l’extérieur pénètre dans la salle, ou quelqu’un bouge près de vous ; l’agacement monte alors en vous, et vous accusez le bruit ou le mouvement de vous rendre la tâche plus difficile. Mais si vous méditez et avez été conduits à un état de paix et d’attention, vous avez atteint un certain degré de clarté et d’éveil paisible qui vous libère pour un temps des pensées et des émotions qui vous assaillent. Et lorsqu’une porte claque ou que quelqu’un tousse bruyamment, cela ne produit pas de colère. Vous pouvez l’accepter, tout comme le coucou intrusif, simplement pour ce que c’est. Pas de reproches. La compassion est plus forte que la colère.
Cette année, notre thème était le « livre du cœur » et les étapes du cheminement contemplatif. Même s’il est difficile de mesurer le spirituel, les maîtres de la vie spirituelle ont compris combien il est utile d’avoir une carte et une idée des étapes que nous franchissons. Le temps que prend chaque étape varie selon les personnes et il n’y a pas de pilules pour accélérer le processus, sinon le remède de la foi qui nous évite de perdre du temps.
La cathédrale de Chartres, dans le nord de la France, est en elle-même un livre de pierre qui illustre avec une grande beauté les histoires et les doctrines de notre tradition, dans l’harmonie puissante de l’art et de la foi, qu’un esprit moderne peut difficilement déchiffrer.
À une époque antérieure à l’alphabétisation, c’est ainsi que le peuple s’instruisait. Les vitraux et les sculptures étaient les bandes dessinées de l’époque ainsi que l’une des plus grandes réalisations d’une civilisation. Sur le portail occidental du bâtiment, au milieu de nombres de petites sculptures exprimant les croyances et les idées les plus importantes qui donnaient un sens à la vie, on remarque une série particulière de six sculptures. Elles montrent une femme voilée, assise, tenant un livre de différentes manières, qui représentent les étapes de
la contemplation.
C’est à partir de ces images qu’ont été élaborées nos conférences quotidiennes, durant les chaudes journées de Monte Oliveto. Après la méditation, le petit déjeuner et le yoga, les méditants convergeaient
à nouveau en silence, cette fois vers l’Aula San Benedeto, la salle de conférence dans laquelle nous pénétrions par
une porte située tout au fond à gauche d’une grande cour pavée de dalles rouges irradiées de soleil depuis des siècles. Pour rester éveillés, mais aussi pour nous remémorer combien l’esprit et le corps forment ensemble nos organes de perception, nous faisions unla ause au milieu de chaque conférence. Nous sortions en file indienne dans la cour où nous étions guidés dans des exercices simples destinés à éveiller les sens : toucher les vieux
murs aux pierres lisses, ou nous étirer dans le bleu du ciel. Puis nous revenions en file indienne, revigorés et souriants, prêts pour la seconde moitié de la conférence.
Dans la première sculpture de la série, la femme se trouve dans un état pré-contemplatif. Dès que nous nous engageons sur le chemin de la méditation, nous prenons conscience de ce manque de conscience en nous. Tant que
cette conscience n’a pas émergé, nous sommes vraiment perdus. Nous nous en souvenons peut-être plus tard comme d’une étape, pas si lointaine, au cours laquelle nous ne pouvions pas comprendre ce que la contemplation ou la méditation pouvaient signifier, ni en voir l’intérêt. Nous étions ou trop occupés ou trop effrayés. Nous étions peut-être à la poursuite du « quelque chose » qui allait, espérions-nous, nous apporter la satisfaction ou justifier notre existence sans vraiment savoir ce qu’était ce « plus » que nous désirions ardemment. Ou bien nous
étions peut-être désabusés et déprimés, doutant que le « quelque chose d’autre » dépassant ce que nous étions et possédions dans nos vies puisse même exister.
La femme a le regard vague, planant. Elle tient le livre fermé dans sa main gauche. Sa main droite est cachée. Les parts active et contemplative de la personne ne sont pas intégrées ni même conscientes l’une de l’autre. À ce stade
pré-contemplatif, il nous est difficile de voir pourquoi nous devrions changer, et encore moins comment. Ou si nous le pouvons, changer est une pensée que nous repoussons dans un avenir impossible à imaginer. Parfois, cette attitude n’est que du déni pur et simple, comme chez l’alcoolique dont la vie est ruinée par son addiction mais qui prétend ne pas avoir de problème et, la même s’il en avait un, qu’il pourrait le gérer. Ou alors c’est une simple résistance au changement parce que le démon que nous connaissons vaut mieux que celui que nous ne connaissons pas. La majeure partie de la vie, des dizaines d’années, peuvent s’écouler ainsi vainement, bloquées à ce stade. Plus tard seulement, nous voyons la signification des occasions que nous avons manquées, et nous nous demandons pourquoi notre propre cœur est resté si longtemps pour nous un livre fermé.
Le livre, ici, est le symbole non de la connaissance intellectuelle, mais du cœur qui a ses raisons que la raison ne connaît pas. Dans la deuxième sculpture, Lady Gaga devient Lady Contemplation. Son expression est plus éveillée et présente ; on y sent cet appétit d’exploration et de découverte qu’éveillent la réception et l’ouverture d’un nouveau livre.
La première étape, selon saint Bernard, consiste à « examiner constamment ce que Dieu veut, ce qui lui plaît et
ce qu’il agrée ». Ce type de langage ne dit plus rien à la plupart de nos contemporains, aussi nous faut-il le paraphraser. Découvrir la volonté de Dieu n’est possible que lorsque, nous dit saint Paul, nous sommes dans un processus de transformation de la conscience, dans lequel toutes nos façons de connaître se dilatent. « Transformez-vous par le renouvellement de votre esprit », dit-il, et vous saurez alors ce que Dieu veut. Psychologiquement, cela signifie que nous devons tailler dans la jungle et les broussailles de nos désirs contradictoires et de nos fantasmes pour atteindre ce que nous voulons vraiment.
Saint Bernard veut dire par là que lorsque l’on commence à ouvrir le livre du cœur, il ne faut pas abandonner en cours de route, au cœur de la jungle. Nous finirons par simplifier et purifier cette boutique de chiffonnier qu’est notre cœur pour nous connecter à la « volonté de Dieu » en elle-même, plutôt que, égocentriquement, par là où elle nous atteint. Ce déplacement par rapport à notre perspective égocentrique habituelle est le grand changement qui affecte la conscience et la vie quotidienne. Il se peut que nous ressentions que quelque chose de mystérieux se passe en nous. Les autres nous trouvent juste un peu plus faciles à vivre.
Maître Eckhart disait qu’il faut briser la coquille pour que ce qui se trouve à l’intérieur puisse sortir. De même que le poussin doit se libérer lui-même de sa coquille à coups de bec, nous seuls pouvons ouvrir le livre et nous engager sur le chemin de la connaissance de soi. Personne ne peut, malheureusement, nous donner cette connaissance de soi. Au début, du fait qu’elle est tellement différente, nous sommes désorientés. Le temps ralentit, l’espace change : la science neurologique semble avoir découvert les endroits du cerveau où cette expérience
se reflète. Mais ce qui se passe ne peut s’expliquer facilement. Notre conscience évolue à mesure que nous ouvrons le livre et commençons à apprendre ce qu’il a à nous enseigner.
L’auteur du Nuage de l’inconnaissance déclare, au chapitre 44, que nous sentirons parfois « un intense et profond
chagrin spirituel ». Il ne s’agit pas du tout d’une dépression psychologique ou d’un état négatif. En effet, selon la tradition mystique, il est bon pour nous de ressentir ce chagrin. Il ne vient pas de ce que nous avons et n’aimons pas, ou de ce que nous n’avons pas mais désirons. Il traduit un sentiment inébranlable de séparation, il est l’ombre projetée par l’ego entre nous-mêmes et tout ce avec quoi nous sommes en relation. Le Nuage affirme que ce chagrin nettoie le cœur, pas seulement du péché mais aussi de la souffrance (le karma) que le péché a engendrée. Et ce qui rend ce chagrin intermittent supportable, c’est qu’il nous révèle ce que nous désirons au plus profond de nous et que nous avons été programmés pour trouver.
Ce n’est pas de la spiritualité de consommateur. Parler de chagrin qui purifie paraît bizarre mais cela traduit fidèlement ce qui se vit au cours du cheminement de la méditation. Nous apprenons à ce stade ce que la Bhagavad Gita veut dire lorsqu’elle déclare que nous devons faire notre travail sans nous attacher à ses fruits. Ou ce que nous dit la parabole des ouvriers envoyés dans la vigne sur la distance entre nous et Dieu (la perception des choses par l’ego et la connaissance de l’amour), qui est comblée non pas en revendiquant nos droits mais par le ministère
de la grâce.
Thomas d’Aquin aimait poser des questions. « L’attention est-elle vraiment nécessaire dans la prière ? », s’interrogeait-il. Il aimait également les réponses à choix multiple. Ainsi : 1) l’attention n’est pas nécessaire pour que nous obtenions le mérite minimum pour le temps que nous consacrons à la prière. Comme pour certains boulots peinards, il suffit de faire acte de présence pour être payé. Il y a des gens qui se sentent relativement satisfaits du simple fait de dire leurs prières ; 2) l’attention n’est pas non plus nécessaire pour obtenir les faveurs de Dieu. Il suffit d’accumuler les heures de pratique pour obtenir certains bienfaits. Le cholestérol, le stress, tout s’améliore ; 3) mais l’attention est absolument nécessaire à la « régénération de l’âme ». La transformation la plus radicale et la plus durable, l’ouverture aux profondeurs du livre du cœur qui sont sources de vie et de lumière viennent du travail de l’attention qui est l’essence de la prière, du moins de la « prière pure ». Comme pour n’importe quel livre, nous pouvons le feuilleter en vitesse et lui préférer la distraction plus facile de la télévision. Mais un bon livre récompense l’effort de la lecture et peut changer la vie.
C’est ce qui se passe dans la troisième sculpture. La femme tient le livre à deux mains, profondément concentrée
et attentive. Elle est tout entière dedans. Le recueillement (la pleine conscience) est le terme employé pour décrire l’état dans lequel, à la fois nous nous remémorons ce que nous avons oublié, et nous faisons pleinement attention à la présence de Dieu ici et maintenant. Entre les deux se trouve ce que les chercheurs sur la mémoire appellent le point « ToT » (tip of the tongue), le moment du bout de la langue, où nous sommes sur le point de nous rappeler un nom ou un visage sans parvenir tout à fait au bout du processus. Ces mêmes recherches sur le cerveau montrent, sans surprise, qu’il est plus difficile de se souvenir de choses qui se sont inscrites en nous quand notre
attention était distraite ou partagée. Plus nous faisons attention à une chose, plus il est facile de la ramener dans la conscience.
Comment considérons-nous cet état d’attention ? Comme un travail ardu tel la révision d’un examen, ou bien comme le fait de s’absorber sans effort dans quelque chose de délicieux ? Si les enfants se mettent si facilement à méditer, c’est, je pense, simplement parce qu’ils y prennent du plaisir, et qu’ils y prennent du plaisir simplement. L’un de nos coordinateurs du projet de la Méditation dans les écoles m’a confié récemment qu’il était frappé par le
nombre d’enfants (ayant appris à méditer à l’école) pratiquant également seuls chez eux, ce qui a un effet notable sur de nombreuses familles et sur les relations au sein de ces familles. Plus d’un parent se met alors à méditer.
Un enfant aime jouer et prend le jeu très au sérieux. On peut observer le jeu chez les oiseaux et les mammifères, à cause de la longue période qu’ils ont à passer dans une complète dépendance vis-à-vis de leurs parents. C’est peut-être à partir du jeu que se développent la culture et la religion. Dans le sport, le jeu est gouverné par des règles et les enfants également imposent des règles aux jeux qu’ils inventent. Enfreindre les règles pour gagner est humain mais universellement considéré comme inacceptable. Et si nous abordions la méditation comme une forme de jeu sacré, régi par des règles simples mais claires, valables pour le temps et l’espace qui lui sont dédiés ? Nous avons reçu ces règles en héritage, en tant qu’élément d’une tradition dans laquelle elles ont longtemps et efficacement
fonctionné, ce qui nous permet plus facilement de leur faire confiance. Elles doivent être acceptées librement :
aucune discipline imposée de force ne marche au niveau spirituel. Mais le but est de bien jouer, de trouver de la joie à s’absorber dans ce jeu, de se débarrasser, au moins pour un temps, du fardeau de la conscience de soi et de l’égotisme.
La méditation est le travail que nous faisons, le jeu auquel nous jouons, afin de recevoir le don de la contemplation. Celle-ci est une connaissance dérivée de l’amour. Elle nous entraîne dans un périple aux proportions intérieures plus immenses qu’un voyage intergalactique. La destination est un degré infini d’amour. Un entraîneur de football, un jour, a fait cette remarque sur le « beau jeu » : « le football n’est pas une question de vie ou de mort. C’est plus important que cela. »
Ce n’est que dans la joie que nous saisissons combien une chose est vraiment sérieuse.
Dame Contemplation entre maintenant dans le silence. Le livre est à nouveau fermé, sur ses genoux. Elle a les mains jointes et semble être dans une totale harmonie et sérénité.
Pour le moment, elle a laissé ses pensées de côté, même les idées bonnes ou profondes, et a atteint une tranquillité mentale qui conduit naturellement à la tranquillité de l’esprit. Elle est avec Dieu plus qu’elle ne pense à Dieu. Dans cet état « déconnecté » de prière pure, un vrai travail s’accomplit en profondeur, même si le méditant n’a peut-être pas l’impression d’y prendre une part active. Non seulement les racines des états mentaux négatifs – que les moines du désert appelaient les fautes principales – sont arrachées, mais notre compréhension de Dieu est également remodelée, ainsi que notre sentiment de nous-mêmes. Les images de Dieu familières ou façonnées par la culture peuvent alors paraître impropres et fausses face à l’expérience de Dieu que nous avons faite en silence, à un niveau plus profond que la pensée ou l’imagination. En dehors des temps de méditation, nous devons affronter cette nouvelle théologie. Elle peut être dérangeante et nous pouvons même avoir l’impression de d’agir et de réagir dans les côtés actifs, « connectés », de nos vies quotidiennes.
Comme l’art ou les relations intimes, la vie contemplative – qui est l’art même de l’intimité – a ses moments d’extase. La cinquième sculpture nous montre l’âme dans cet état où nous sommes hors de nous-mêmes. Le livre est toujours fermé dans sa main gauche. Sa main droite est levée et son regard est baissé vers la droite ; difficile de dire si c’est un signe d’accueil, de paix ou même de défense instinctive. Le cerveau gauche ne peut pas expliquer facilement un événement qui relève du cerveau droit. Il ne s’agit pas du tout d’une simple expérience de sortie
du corps ni même d’une « expérience » au sens ordinaire du terme.
Peut-être n’est-ce pas seulement de l’extase mais aussi de l’« enstase » – mot inventé pour décrire un état de sérénité, de rentrée en soi. Les perspectives orientales et occidentales sur la contemplation se rejoignent dans ces deux termes. Mais, quelle que soit la façon de comprendre cet état, il s’agit moins d’une expérience particulière qu’on aimerait répéter ou faire durer que de la révélation de tout un niveau d’expérience qui est continuellement
présent mais dont on est rarement conscient. C’est pourtant ce sur quoi s’est construit notre comportement distrait et dysfonctionnel, et si ces états de désordre mental pouvaient être éveillés à l’existence de ce niveau plus profond de réalité, ils seraient guéris et apaisés.
Je ne veux rien. Je ne sais rien. Je ne suis rien. Cette expérience d’union en Dieu est si insaisissable et impossible à
décrire que le langage de la négation est souvent mieux à même de l’évoquer. De même, des termes comme pauvreté en esprit, immobilité et silence doivent être compris en lien avec à ce qu’ils tentent de décrire d’une façon particulière. Sinon, on est tenté de les comprendre négativement comme désignant l’absence de leurs contraires qui constituent notre état habituel d’excès de stimulation, d’hyperactivité et de communication excessive en paroles et en images.
Un autre terme qui tente de rendre compte du cinquième stade est le détachement ou le non-attachement. Toutes
les spiritualités profondes s’accordent pour reconnaître qu’il nous faut embrasser et cultiver cet état afin de réaliser la percée vers la partie la plus profonde de notre être, où Dieu, la réalité ultime, brille sereinement. L’union avec Dieu est impossible sans union avec soi-même, c’est pourquoi l’âme doit atteindre son propre fond avant que Dieu puisse « naître » en elle.
Le détachement n’est pas une simple fuite du monde, mais une façon de vivre la part connectée de la vie tout en
restant en contact avec l’état déconnecté : la contemplation dans l’action, le silence au cœur des pensées. C’est le secret de la créativité et de la résilience. Être capable de détacher le mental de ses schémas et de ses préjugés habituels, de toutes ses habitudes est la condition préalable pour penser en dehors de la boîte, voir ce qui est merveilleusement simple, et pourtant, une fois vu, cela semble ridiculement évident.
Voilà pourquoi la méditation doit s’intégrer à la vie quotidienne et pourquoi c’est dans la vie de tous les jours que nous verrons ses fruits. Les temps de retraite ou de participation à un groupe hebdomadaire nous y aident ; mais c’est dans le champ de la vie et du travail quotidiens, des relations et des réactions que la réalité de l’union se laisse voir. Comment peut-on aimer le Dieu qu’on ne voit pas si l’on n’aime pas la personne que l’on voit ? Ou, pour le dire autrement, en arrivant à s’unir à ceux que l’on voit, on réalise l’union avec Dieu.
La dernière sculpture montre le méditant en train de partager les dons de la contemplation avec les autres. C’est une compréhension essentiellement – mais non exclusivement – chrétienne du sens et de la nature de tout le cheminement. C’est le critère de la sainteté authentique. Pour le bouddhiste, ce partage décrirait l’idéal du bodhisattva et, pour le chrétien contemporain, il montre aussi la relation entre contemplation et évangélisation.
Le livre est fermé, à proximité, et la femme regarde autour d’elle, motivée et concernée. Mais elle est toujours centrée et pas distraite dans son activité. Marie et Marthe ont fusionné. L’idéal du partage des fruits de la contemplation est inscrit dans la vision chrétienne. Contemplare et contemplata aliis tradere, disait-on autrefois
: contempler et transmettre à autrui les fruits de la contemplation. Oui, la contemplation est une fin en soi, le but
de la vie. Mais la fin est sans fin ; ainsi y at-il toujours plus de détachement auquel s’abandonner de façon créative, toujours plus à partager avec les autres dans ce qui constitue notre chemin personnel.
Plus que tout autre maître, Jésus a donné à ses disciples, par le don de son propre Esprit, les moyens de poursuivre
sa mission dans le monde. C’est une idée si écrasante que nous avons besoin de la dimension de la contemplation pour seulement commencer à l’appréhender. Autrement nous la réduirons à une simple dimension activiste, au souci premier d’accroître le nombre des fidèles. Il s’agit de plus que cela parce que Jésus est plus que le fondateur d’une religion supplémentaire. Le mystère du christianisme, et le paradoxe de Jésus lui-même, ne s’ouvrent pleinement à nous qu’à travers cette dimension.
Pourquoi, au demeurant, avons-nous besoin de réfléchir aux étapes du cheminement ? Non pas pour évaluer notre
progression comme si nous étions uniquement préoccupés de nous-mêmes, mais plutôt pour parvenir à une clarté et un sens de l’ordre plus altruistes dans ce que nous faisons. Le cheminement est spirituel, et donc ni mesurable ni prévisible. Mais c’est un processus spirituel humain, et ce qui nous est bénéfique, c’est le sens de la logique interne et de l’objectif de ce que nous sommes amenés à traverser. La vraie raison pour comprendre ce cheminement n’est pas de le contrôler mais de pouvoir mieux le communiquer et le partager.
Notre culture, nos institutions, glissent dans un désordre toujours plus grand. La culture de nos institutions
financières semble gravement corrompue. Même les Églises semblent incapables de faire la différence entre les choses temporelles et les choses spirituelles. L’éducation, la médecine, le gouvernement, le droit et la science montrent également les mêmes symptômes de la perte de la dimension spirituelle de la réalité – et même d’une
perte de la mémoire de ce qui a été perdu. Aujourd’hui, enseigner la méditation comme une pratique spirituelle
signifie être conscient de ses bienfaits physiques et psychologiques et, encore plus, de ses fruits spirituels. Voilà peut-être une contribution que chaque méditant peut apporter, à sa façon, pour faire que la crise qui déferle sur nous devienne une percée pour toute l’humanité.
Avec toute mon affection,



